Le berceau de la francophonie à Toronto
Avec le beau temps qui s’en vient, on se met à penser aux vacances et aux voyages. Pourtant, en raison de la pandémie, notre façon de voyager risque de changer un peu cette année.
De gré ou de force, beaucoup de Canadiens vont rester au pays au lieu d’aller ailleurs pour leurs vacances d’été. Pour ceux qui cherchent à mieux connaître Toronto et ses environs, un des meilleurs moyens de le faire est de découvrir la région grâce aux nombreuses visites guidées de la ville offertes par la Société d’histoire.
Un de leurs sites les plus populaires est «Baby Point» (prononcez le a en français) dans l’ouest de Toronto. Voici un peu d’histoire, ancienne et plus récente, de ce coin fascinant de la ville.
Fort français
Baby Point [1]. À regarder les maisons de styles tudor et victorien ainsi que les jardins typiquement anglais d’un des quartiers les plus chic de Toronto, qui croirait que ce petit coin caché est à l’origine de l’histoire française de la ville?
Du village sénéca au 17e siècle, le cap est devenu le site du premier fort français [2] de la région en 1720. Au 19e siècle, l’honorable Jacques Baby y a bâti sa maison. Mais, quelle est l’histoire du «Point»?
L’arrivée des premiers humains
Baby Point est un promontoire haut de 30 mètres [3] qui s’avance dans la rivière Humber à quelque 4,5 kilomètres au nord de son embouchure. À 117 mètres au-dessus du niveau de la mer, il est composé de schiste, de pierre calcaire et de grès, le tout couvert d’une couche de sable.
Lors de la dernière ère glaciale, il y a environ 13 000 ans, le cap était en réalité une île submergée dans l’ancien lac Iroquois, soit l’actuel lac Ontario, ce qui expliquerait la présence de la couche de sable sur le promontoire et le long du ravin.
Entre 12 000 et 7 500 av. J.-C., peu après la fin de l’ère glaciaire et le recul du glacier du Wisconsin, une première vague de paléo-indiens nomades s’est établie dans la région. Le climat semi-toundra était rude, mais le caribou pourvoyait à presque tous les besoins de ces premiers habitants. Les os et le bois servaient à la fabrication d’outils et les peaux étaient transformées en vêtements et abris.
Climat et peuplement
La période archaïque, entre 10 000 et 800 av. J.-C., a vu une augmentation de la population grâce à un changement radical du climat. Une température plus clémente a favorisé la diversification de la flore et de la faune, offrant du coup une plus grande variété de produits aux Amérindiens de la région.
Se déplaçant à la faveur des saisons, les Autochtones se livraient à la pêche et à la cueillette pendant la belle saison et regagnaient les bois où ils trouvaient du gibier en hiver. Le caribou, déplacé vers le nord par la hausse de la température, a cédé la place au cerf.
C’était l’âge de pierre nord-américain [4], la pierre se substituant aux produits animaux dans la fabrication des outils et de certains objets personnels.
Contrairement aux Européens, qui travaillaient déjà le fer depuis plus de deux millénaires, les Amérindiens ne connaîtraient d’autres métaux que le cuivre [5], qui se trouvait principalement sur la rive nord du lac Supérieur.
Premiers villages
Du 2 900 av. J.-C. au 1 600 apr. J.-C., la période sylvicole a transformé les chasseurs et cueilleurs nomades en chasseurs et cultivateurs semi-sédentaires. Cette période était marquée par de grands avancements technologiques chez les Autochtones de la région, et ce, dans plusieurs domaines.
Les armes, la poterie et l’horticulture sont devenues plus sophistiquées. Le deuxième accroissement démographique qui en a résulté a donné naissance à des villages et aux premiers conflits armés [6].
Le village qui se trouvait sur le site de Baby Point s’appelait «Teiaiagon», mot sénéca qui voulait dire «il traverse la rivière». Ses habitants jouissaient d’un rôle privilégié d’intermédiaires entre les Amérindiens et les coureurs des bois, qui vendaient des fourrures, et les Anglais à Albany et les Hollandais à la Nouvelle-Amsterdam (New York) qui en achetaient.
La quasi-extermination de la nation huronne en 1649 avait laissé aux Sénécas le champ libre pour négocier entre les différentes parties.
On estime que le village palissadé datait de la fin des années 1640 et comptait près de 5 000 individus qui habitaient une cinquantaine de maisons longues. Un cimetière de dix acres se dressait au beau milieu de Teiaiagon et une dizaine d’acres de terres cultivées fixaient les limites du village.
Un peu à l’est, le portage de Toronto, vieux d’au moins 4 000 ans, longeait la rivière Taronto, l’actuelle Humber. Ponctué de nombreux sites paléolithiques, ce sentier reliait le lac Ontario à la baie Géorgienne en passant par le lac de Taronto (Simcoe).
La proximité de la rivière et du portage faisait de Teiaiagon un lieu de passage de choix pour les Amérindiens, les commerçants, les missionnaires, les explorateurs et les coureurs des bois.
Abandon mystérieux du village
Vu la prospérité du village, on arrive mal à comprendre pourquoi les Sénécas l’ont abandonné en 1687. Le marquis de Denonville, de retour d’une attaque victorieuse contre les Iroquois à Niagara, s’y est arrêté le 5 juillet de cette même année en raison d’un orage. Aurait-il menacé ou même attaqué les habitants de Teiaiagon?
Le gouverneur de la Nouvelle-France a ordonné par la suite au régiment de Carignan-Salières de déloger tous les Iroquois, y compris les Sénécas, de la rive nord du lac Ontario. Se pourrait-il que les Mississaugas, ennemis des Sénécas et alliés des Français, auraient devancé les ordres de Denonville?
Ou le départ des Teiaiagoniens était-il la simple conséquence de l’épuisement des sols? Le mystère demeure entier.
L’arrivée des Mississaugas
Libérés de la présence menaçante des Sénécas, les Mississaugas, des semi-nomades fermement enracinés dans la région, s’adonnaient plus librement à la chasse et au commerce [7].
Quant aux Français, ils tenaient à assurer une présence permanente dans cette partie de leur territoire. Grâce à sa vue privilégiée sur le portage et la rivière, le promontoire se prêtait bien à la construction d’un fort. En effet, le marquis Philippe de Rigaud de Vaudreuil, le nouveau gouverneur du Canada, avait ordonné, en 1720, la construction de trois nouveaux postes, dont un à Toronto.
Le magasin royal de Toronto [8] a été construit par le sieur Douville, soldat du roi, comme avant-poste du fort Niagara, dans le but d’empêcher les Amérindiens de vendre leurs fourrures à Albany. Simple structure rectangulaire, il logeait un gérant et deux soldats.
C’est le tout premier bâtiment européen construit à Toronto. Mais, compte tenu du commerce prospère entre les Autochtones et les Anglais d’Albany, que le fort n’arrivait à endiguer que partiellement, et la compétition féroce livrée par les coureurs des bois, qui achetaient leurs fourrures directement aux Amérindiens, le poste a été abandonné après seulement dix ans.
Quelques visiteurs de renom
Le 9 septembre 1615, Étienne Brûlé [9], accompagné d’un groupe de Hurons, aurait laissé Champlain au lac Couchiching, juste au nord du lac Simcoe, pour emprunter le portage de Toronto jusqu’au lac Ontario. À cette époque-là, il n’y avait aucun village sur le promontoire.
En 1641, les pères Jean de Brébeuf et Joseph Chaumont ont fait un bref séjour à Teiaiagon. Vingt-huit ans plus tard, ce serait au tour de Louis Joliette et du père Jacques Marquette, en route pour les mines de cuivre du nord, de profiter de l’hospitalité des Sénécas.
Le père récollet Louis Hennepin a noté quelques détails de sa visite de trois semaines à Teiaiagon lors d’un incident fâcheux. Il a relaté que, le 26 novembre 1678, une brigantine en provenance du fort Frontenac, l’actuelle ville de Kingston, à bord de laquelle le bon père voyageait en compagnie de seize passagers, a dû jeter l’ancre à l’embouchure de la rivière Humber en raison d’une tempête.
Accueillis par les villageois, étonnés tout de même de voir un bateau sur le fleuve au début de la mauvaise saison, les Français ont profité de ce contretemps pour faire du troc. Ils ont quitté Teiaiagon le 15 décembre 1678 pour Niagara, après avoir libéré, à coups de hache, leur embarcation, prisonnière des glaces.
René-Robert Cavalier, sieur de la Salle, qui y a passé le mois d’août en 1680, a écrit un mot au sujet de son séjour mémorable, dont voici un extrait: «Pour reprendre la suite de mon voyage, je parti l’an passe’ de Teioiagon, le 22 Aoust, et arrivay le 23 au bord du lac Toronto, ou j’arrestay deux de mes déserteurs, l’un nomme Gabriel Minime et l’autre Grendmaison.» [10]
Quant aux Sénécas, Cavalier de la Salle se plaignait de leur manque d’enthousiasme à porter ses bagages…
Notes
[1] «Baby» se prononce à la française et «Point», à l’anglaise; il se trouve juste à l’ouest de l’intersection actuelle des rues Jane et Annette.
[3] À titre de comparaison, le cap Diamant à Québec mesure une centaine de mètres.
[4] En Europe, l’âge de pierre a eu lieu entre 2,5 millions d’années et 3 000 ans avant J.-C.
[5] Des fouilles archéologiques près de Baby Point Crescent ont déterré la dépouille d’une femme sénéca datant de 1660, enterrée avec un peigne et un pot en cuivre. Le peigne, fait du bois d’élan, est présentement au ROM.
[6] En 1889, l’archéologue A.F. Hunter a découvert sur le promontoire les vestiges d’une palissade qui faisait partie soit du village sénéca de Teiaiagon, soit du premier fort français.
[7] Éventuellement, vers 1788, ils construiraient un village en face de l’ancien village sénéca, du côté ouest de la rivière, mais ne l’habiteraient que pendant une vingtaine d’années.
[8] Selon le Dr. Paul Germaine, les ruines du fort, s’il en reste, se trouveraient sous les courts de tennis à l’entrée du quartier.
[9] Coureur des bois et interprète de Champlain.
[10] Baby Point Heritage Foundation.
Lisez la suite: Baby Point, l’histoire de la migration française vers l’intérieur du continent